Apprendre : être plus grand dans sa tête

Jean-Marie Barbier, Formation et apprentissages professionnels, UR Cnam 7529 Chaire Unesco ICP Formation professionnelle, Constructions Personnelles, Transformations sociales et Martine Dutoit, maîtresse de conférences, laboratoire Foap

Publié le 18 février 2021 Mis à jour le 25 mars 2022
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1. L’APPRENTISSAGE : UNE APPROPRIATION ?

Il y aurait sur ce point comme une évidence partagée aussi bien par le discours académique que par le discours quotidien : l’apprentissage serait une appropriation.
L’étymologie même du mot le suggère : le préfixe ab- est habituellement traduit par ‘à partir de’, et il s’emploie dans des contextes où l’on veut signifier à la fois éloignement, séparation et achèvement. Du statut de bien extérieur au sujet, l’objet de l’apprentissage deviendrait, notamment par l’éducation, et selon la belle expression utilisée au Québec, un ‘bien intérieur’.
Ce mécanisme d’appropriation est le présupposé en-acte de tous les systèmes éducatifs et de tous les systèmes de formation : l’apprentissage est considéré comme une acquisition par un sujet de ce qu’il ne possède pas ou de ce qu’il ne possède pas encore. Le sujet disposerait dans ce but d’un outil merveilleux « que les meilleurs logiciels d’intelligence artificielle ne parviennent pas à imiter » (https://livre.fnac.com/a12335617/Stanislas-Dehaene-Apprendre ) : son cerveau, et la faculté d’apprendre, ce qui le rendrait premier responsable de son propre développement.

Cette évidence partagée explique notamment la confusion habituelle entre savoirs et connaissances  : les connaissances, censées être des attributs des sujets qui les détiennent, ne seraient pas si différentes des savoirs formalisés produits et transmis par la société, dont elles constitueraient en quelque sorte une intériorisation. Elles ne seraient que le résultat, quelque peu altéré, de l’assimilation de ces savoirs, ce qui confirme bien sûr la hiérarchie sociale entre théorie, pensée et action, et ses effets sociétaux, notamment la distance sociale entre maître et apprenant : « avant d’être l’acte du pédagogue, écrit Rancière, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé entre esprits savants et esprits ignorants(…) il décrète le commencement absolu : c’est maintenant seulement que va commencer l’acte d’apprendre (…) sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de l’ignorance qu’il se charge lui-même de lever » (https://www.fayard.fr/sciences-humaines/le-maitre-ignorant-9782213019253, p.15).

Sauf que cette évidence n’est une évidence que pour les personnes en charge d’éducation et de transmission : elle ne fait que refléter leur propre point de vue sur ce qui se passe chez les apprenants. Elle projette comme faisant sens pour les apprenants ce qui est signifiant pour les socialisateurs de tout poil, et cette projection est particulièrement bien reçue dans les cultures contemporaines favorisant l’injonction de subjectivité. On demande à l’apprenant de démontrer à la fois qu’il a fait siennes ses connaissances dans un processus de subjectivation (notamment par appel à la réflexivité), et qu’il est capable de les valoriser socialement comme savoirs et/ou compétences.

Ce n’est pas tant de tradition qu’il s’agit, que de transmission, analysable au niveau des groupes sociaux comme une préservation du groupe, de ses normes et habitudes de rapports sociaux ; c’est une sorte de reproduction mise en mouvement http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Reproduction-1952-1-1-0-1.html (Bourdieu), et devenue conatus, c’est-à-dire effort pour persévérer dans son activité et dans son être (https://livre.fnac.com/a247428/Spinoza-L-Ethique).

Or ce paradigme de la transmission se révèle incapable de rendre compte d’une voie essentielle du changement social : l’apprentissage par expérience, circonscrit longtemps au champ technique et professionnel, mais de fait présent dans les situations les plus scolaires et les plus formelles. Rochex parle ainsi d’’expérience scolaire’.
https://www.puf.com/content/Le_sens_de_lexpérience_scolaire.

2. DU POINT DE VUE DU SUJET, APPRENDRE EST TOUJOURS UNE TRANSFORMATION

Vu du point de vue de l’apprenant, l’expérience d’apprentissage est d’abord une expérience de transformation de son activité : le sujet accomplit des activités qu’il n’accomplissait pas auparavant, ou il les accomplit autrement qu’il ne les accomplissait auparavant.
Ces activités s’inscrivent évidemment dans le cadre de grands espaces d’activités se caractérisant par le type d’entité transformée : espaces mentaux dans le cas des activités de pensée ou d’imagination, espaces de communication comme la parole, l’écriture, la gestuelle, espaces de transformation de l’environnement physique et social comme peuvent l’être par exemple l’agriculture, l’industrie ou les métiers de service. L’apprentissage peut être apprentissage d’un percevoir, d’un penser, d’un dire ou d’un faire.
Ou mieux des trois à la fois : ces apprentissages sont aussi des apprentissages des différentes articulations pouvant exister entre espaces d’activités : associations comme par exemple les évocations associées aux mots, conjonctions d’activités comme les rapports entre pensée et langage, couplages d’activités de plusieurs sujets comme les interactions, si importantes dans les ‘métiers de l’humain’, enchâssements comme par la réflexion en cours d’action ou dans l’élaboration d’expérience. Les apprentissages quotidiens sont d’emblée des apprentissages complexes !

Le vécu des apprentissages consiste souvent en un vécu d’optimisation du couple organisations d’activités/résultats https://www.innovation-pedagogique.fr/article7389.html. Les actions situées se présentent habituellement en effet comme des organisations d’activités ordonnées autour de résultats attendus. Apprendre va donc consister à transformer, et souvent de façon continue, ces organisations d’activités et le rapport qu’elles entretiennent avec leurs résultats, ces derniers présentant à la fois des caractéristiques variables et invariantes.
Ce que l’on appelle le vécu par le sujet d’un apprentissage est donc le vécu de ces transformations, de ces changements ; ces derniers sont à la fois expériences de transformation d’actions et expériences de transformation de soi en situation d’action. On peut parler quelquefois à ce sujet d’ajustements.

3. UNE TRANSFORMATION SIMULTANEE D’ACTIVITE ET DE SUJETS-EN-ACTIVITE : LES HABITUDES D’ACTIVITE

Parler de transformation en général ne suffit pas. Si ce concept rend bien compte de l’aspect dynamique, et même y compris instable quelquefois, de l’apprentissage, il ne rend pas compte de sa double face, telle que nous la donne à voir l’expérience, que nous définissons précisément comme une double transformation, à la fois de l’activité et du sujet en activité, double transformation émergeant à la conscience du sujet.

Reste à analyser comment s’opère cette double transformation : les concepts d’habitude d’activité et de moi-en-activité peuvent nous y aider.

3.1. Le concept d’habitude d’activité.

Alors que dans le langage courant on donne au concept d’habitude une acception plutôt statique (routine, plis), Dewey, dans son œuvre sur l’expérience et l’éducation donne un sens dynamique à ce concept : l’habitude est l’expérience par un sujet de sa propre disposition au changement par un mouvement de reprise et de transformation de la situation passée ; l’habitude désigne « des moyens actifs qui se projettent eux-mêmes, des moyens d’agir énergiques et d’affirmation de soi » (https://www.abebooks.fr/9780486420974/Human-Nature-Conduct-Dewey-John-0486420973/plp. L’habitude est donc habitude du sujet. Dewey se situe dans un cadre de pensée où il n’y a pas de « croissance accomplie » ni d’achèvement pour le sujet, https://journals.openedition.org/lectures/6178: accomplissement et achèvement équivaudraient à une impossibilité de s’engager dans de nouvelles dynamiques d’action…
Nous utilisons le terme d’habitude d’activité dans une acception donc proche de Dewey en la définissant comme une stabilisation provisoire chez un sujet d’une organisation d’activités acquise à l’occasion d’une expérience, activable dans une situation récurrente, investie et transformée par l’exercice même de cette activité https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités. L’habitude d’activité, ainsi entendue, requiert un lien entre passé et présent, comme d’ailleurs le concept d’habitus chez Bourdieu (structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante) https://fr.shopping.rakuten.com/offer/buy/434067/Bourdieu-Pierre-Le-Sens-Pratique- ; l’habitus se situe lui aussi à la fois du côté de la construction des activités, et du côté de la construction des sujets en activité comme d’ailleurs encore le concept de schème appréhendé à la fois comme stable et instable chez Piaget (https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-642-46323-5_2 ).
Toutes les expériences (familiales, scolaires, professionnelles, intimes, expériences de vie) transforment des habitudes d’activité, y compris des habitudes de perception (comme dans la découverte) . Nous faisons l’hypothèse que l’apprentissage est toujours une transformation d’habitudes d’activité, quel qu’en soit le cadre, intentionnel ou non.

3.2. Le concept de moi-en-activité.

Les représentations et affects qui accompagnent ou rythment ces transformations sont à la fois des représentations/affects relatifs d’une part à l’activité, d’autre part au moi-en-activité.
Le moi-en-activité est la résultante des actions de représentation de soi, par soi et pour soi ; il est affecté par l’activité et affecte l’activité ; il décrit les ‘contours de sens ‘ que ces sujets construisent autour de leur parcours de vie à partir de l’organisation temporelle des ‘contours de vitalité’ formés à l’occasion d’expériences particulières (Stern, Le contour temporel des émotions comme unité de base pour la construction de l’expérience sociale chez l’enfant ) https://www.puf.com/content/Action_affects_et_transformation_de_soi .
L’activité de conscience d’un sujet est constituée à la fois des représentations que construit un sujet sur son activité, et des affects qu’il éprouve concernant son activité et lui-même en activité. Un lien est effectué par le sujet entre le cours présent de son activité et des représentations touchant son parcours de vie. Ce qui me touche concerne à la fois mon activité en cours et moi-même comme acteur de mon parcours de vie. Le moi-en-activité est activable dans l’activité et dans l’instant.
L’envie procurée par un apprentissage, qu’il soit individuel ou collectif est un affect éprouvé qui peut induire une forme addictive à l’activité. Dans une boucle dite vertueuse, l’envie conduit à faire, à refaire, même différemment.

3.3. L’apprentissage comme transformation d’habitudes d’activités.

Dans cette problématique, tous les contenus d’enseignement, tous les contenus d’apprentissage, tous les contenus d’expérience, que l’on soit en musique, dans l’art, dans les disciplines, dans les apprentissages professionnels, dans les expériences de vie professionnelle, de vie sociale ou de vie intime peuvent être considérés comme des transformations d’habitudes d’activité. C’est à partir de l’activité, dans l’activité et éventuellement sur l’activité qu’on apprend. Plus profondément cette problématique invite à considérer tous les apprentissages comme des expériences et les expériences comme des occasions possibles d’apprentissage.

4. CETTE TRANSFORMATION D’HABITUDES D’ACTIVITES EST UNE TRANSFORMATION VALORISEE

Une chose est la conscience d’une transformation d’activité, autre chose est la reconnaissance et la valorisation de cette transformation.

4.1. Dans un certain nombre de cas, on constate des reconnaissances de transformation essentiellement à l’initiative du sujet concerné : c’est le cas par exemple de la figure de l’autodidacte, ou plus généralement de la figure de l’épistémophilie. L’activité de l’autodidacte consiste très souvent à accumuler du savoir sans chercher forcément la correspondance de ce savoir à la valeur sociale qui lui est attribué. Il s’agit alors d’une quête de reconnaissance identitaire par lui-même et pour lui-même qui le constitue comme sachant à ses propres yeux. L’épistémophilie, elle, peut être définie comme le plaisir éprouvé à acquérir un savoir ; produire ou énoncer un savoir est aussi une activité induisant une représentation/image de soi, mais dans un espace personnel/social.

4.2. Dans d’autres cas les reconnaissances de transformations sont en dominante à l’initiative de l’environnement du sujet comme dans ce qui est nommé ‘effet Pygmalion’. L’effet Pygmalion manifeste une amélioration des performances d’un sujet, en fonction du degré de croyance en sa réussite venant d’une autorité ou de son environnement https://uploads-ssl.webflow.com/59faaf5b01b9500001e95457/5bc54cd6eb16de0ec3199a67_Rosenthal%2C%20R.%2C%20%26%20Jacobson%2C%20L.%201968.pdf .
Si ces reconnaissances n’ont pas lieu, l’apprenant court le risque d’entrer dans un cercle non vertueux, qualifié de ‘cancre’ en milieu scolaire, bien décrit par Daniel Pennac : « Voilà un gosse qui, dès le départ, se retrouve sous le feu des regards adultes réprobateurs. Celui, angoissé, de sa famille qui a peur pour son avenir. Celui, hostile, du prof qui lui en veut d’être l’incarnation de son propre échec : un élève qu’il est incapable de faire progresser. Et le prof de se débarrasser de la question en rejetant la faute sur son prédécesseur. Tout le système semble d’ailleurs organisé pour qu’on puisse faire endosser la responsabilité de l’échec aux autres » https://www.telerama.fr/livre/20620-mais_comment_un_cancre_pourrait_il_etre_joyeux.php . Destin suggéré aussi par différents personnages devenus ‘malgré tout’ connus du grand public.

4.3. Apprendre ce n’est pas seulement faire les choses ou penser les choses autrement ; c’est également ‘trouver’ que c’est mieux ainsi.
Reconnaitre un apprentissage et éventuellement l’énoncer est une évaluation par les acteurs en présence, mais le plus souvent en référence à des normes sociales. De ce point de vue, s’il peut y avoir une analyse ou une psychologie des processus d’apprentissage, il ne peut y avoir une analyse ou une approche ‘scientifique’ des apprentissages, mais seulement des évaluations des https://www.researchgate.net/publication/44829498_L%27Evaluation_en_formation .
Qu’on pense aussi aux réjouissances liées à l’attribution des diplômes, ou plus simplement aux expressions et exclamations de joie familiale accompagnant le constat d’un apprentissage aussi élémentaire que les premiers pas d’un enfant (Victor Hugo : https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/victor_hugo/lorsque_lenfant_parait).Les apprentissages reconnus sont des valorisations, en interaction avec autrui, et en particulier avec des autrui(s) significatifs, de transformations d’habitudes d’activités.

5. EVENTUELLEMENT UNE TRANSFORMATION CONJOINTE DE PLUSIEURS SUJETS ENGAGES DANS UNE MÊME SITUATION

Les situations socialement désignées comme situations d’apprentissages sont des situations dans lesquelles les acteurs concernés reconnaissent une intention d’apprentissage de la part des promoteurs de dispositifs spécialisés, et où des organisations d’activités ont ordonnées autour de cette intention. La ‘recherche en éducation’ a généralement pour objet de telles situations.

Pour autant, nombre de recherches en éducation montrent que les apprentissages ne se limitent pas aux transformations attendues, et l’on constate que de multiples apprentissages dépassent ces apprentissages intentionnels. C’est notamment l’objectif de la Biennale de l’éducation 2021 de les expliciter et de les analyser à travers le titre ‘faire/se faire’ https://labiennale-education.eu. Un grand nombre de transformations, qui peuvent être reconnus par les acteurs concernés comme des apprentissages surviennent dans des espace-temps non codifiés et non prévus : apprentissages par l’épreuve, curricula cachés, curricula ‘conatifs’ https://fr.wikipedia.org/wiki/Curriculum_conatif , transformations conjointes des tuteurs et des tutorés par exemple. On constate qu’alors qu’à l’image du slogan utilisé quelquefois dans le système éducatif, ‘l’élève apprend, quand le maître apprend, quand l’établissement apprend’, posture de pensée que l’on retrouve dans les organisations professionnelles avec le thème social des organisations apprenantes https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_apprenante .

On est alors dans le domaine des transformations conjointes (Barbier, Dutoit, https://theconversation.com/ni-auto-formation-ni-hetero-formation-le-concept-dapprentissage-conjoint-103651 ) décrites comme un processus simultané de transformations s’opérant chez des sujets en interaction : « on constate qu’en même temps que l’enfant se transforme dans son activité, la professionnelle se transforme également : ces transformations sont lisibles dans la manière dont se déroule le déplacement synchrone et son organisation. Ces transformations sont en lien et simultanées, mais ne sont pas identiques ; elles ne sont pas mentalisées, mais ‘mises en acte’ ».

6. « ETRE PLUS GRAND DANS SA TETE », ‘ POSSIBLES DE SOI’ ET ‘POSSIBLES D’ACTION’

Passer d’une position d’analyse à une attitude d’action concernant l’apprentissage nous conduit à reconnaitre la diversité des expériences, des transformations d’expérience, des transformations de soi par et dans l’expérience, et leur continuité avec les transformations de projets de soi et de projets d’action.
L’expérience produit du réel dans et pour la construction de la vie subjective, et des représentations imaginaires de soi qu’on peut appeler comme le font Markus et Nurius ‘https://scholar.google.com/scholar?hl=fr&as_sdt=0%2C5&q=markus+nurius+1986+possible+selves&oq=Markus%2C+Nurius%2C+1986) des possibles de soi.
Autant d’occasions de se tester une identité virtuelle, un soi possible, de se valoriser à ses propres yeux http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/le-cancre , avant d’essayer de la concrétiser dans un engagement sur la scène sociale.